Après l'acquisition de la Bessarabie (1812) et la victoire sur Napoléon (1813), le tsar Alexandre Ier a commencé la colonisation de la Bessarabie. Son gouvernement a immédiatement pris des mesures pour établir les droits de propriété de la population existante (sédentaire) et pour coloniser les terres de steppe inhabitées. Dans la partie sud du pays, Bender, Akkerman, Ismail et quelques petites localités constituaient des agglomérations fermées. Le reste du pays, une steppe herbeuse sans fin, était parcouru par des Tatars nomades et leurs troupeaux de moutons.

Pour le tsar, il semblait urgent de repeupler la région frontalière conquise, arriérée et en grande partie déserte, avec des gens fiables et travailleurs, afin de mettre en valeur les grandes surfaces en friche pour l'agriculture. Les Bulgares¹⁾ et les Allemands étaient, selon le gouvernement russe, les plus aptes à remplir cette mission. Ils devaient servir d'exemple pour les autres peuples de cette région, faire office d'“hôtes (ruraux) modèles”. Les paysans russes n'entraient guère en ligne de compte ; en tant que serfs, ils ne semblaient pas aptes à diriger des fermes de manière indépendante. Le servage des paysans russes n'a été aboli qu'en 1861.

Les Russes connaissaient déjà les caractéristiques des Allemands grâce à d'autres activités de colonisation (par ex. la Volga, la région de la mer Noire autour d'Odessa). La colonisation de la Bessarabie s'inscrivait dans la continuité de cette implantation systématique de colons. Afin de convaincre les Allemands de s'installer et de cultiver la Bessarabie, les promesses et les engagements déjà pris par la tsarine Catherine II lors de l'installation des Allemands de la Volga (manifeste du 22 juillet 1763) et par Alexandre Ier lui-même lors de la colonisation de la région de la mer Noire jusqu'au Caucase du Sud (manifeste du 20 février 1804) ont été réitérés (cf. ch.1.3. L'origine des colons allemands de Bessarabie).

Le tsar Alexandre Ier recruta des colons allemands spécialement pour la colonisation de la Bessarabie par un appel du 29 novembre 1813 à une “émigration volontaire vers la Russie” (pour le texte, cf. Ch. 10.1. Documents et rapports du gouvernement et de l'administration). Il s'adressait en particulier aux habitants du duché de Varsovie, un Etat vassal fondé en 1806 par la grâce de Napoléon et qui, après la défaite de ce dernier, était tombé sous l'occupation russe ²⁾. Chaque parcelle de terre recevait un numéro ou une lettre.

On prévoyait trois zones d'habitation :

• Pour les colons allemands, le centre :
  Les colons allemands devaient coloniser le bassin central des fleuves steppiques Kogälnik, Tschaga, Tschiligider et Sarata avec une bande de terre d'environ 10-25 km de large et 75 km de long (la surface entre les futures colonies de Leipzig au nord-ouest et Sarata au sud-est). Le plan impérial prévoyait une zone de colonisation fermée de 15 parcelles de terre avec 115 548 desjatines³⁾, 1943 fils carrés. A cela s'ajoutait encore le territoire de l'empereur Lindl⁴⁾ attribuées (divisées en trois parcelles de 15930 desjatines et 1800 fils carrés). Ces deux terrains représentaient ensemble un peu plus de 131600 desjatines (environ 143700 ha).

• Pour les colons bulgares, la partie occidentale :
  A l'ouest de la bande prévue pour les colons allemands, des colons bulgares se sont installés jusqu'au Pruth (sur 73 parcelles de terre représentant environ 557609 desjatines). Les mêmes droits que les colons allemands leur ont été accordés (en 1819).

• Pour les Russes - paysans et propriétaires terriens - la partie orientale :
  Les régions encore inhabitées jusqu'en 1823 à l'est et au nord-est des régions de colonisation allemandes ont été
  • colonisées par des paysans de la couronne russes, auxquels on n'accordait plus qu'une partie des privilèges des colons allemands et bulgares ; pour le reste, ils étaient soumis aux lois générales de l'Empire,
  • octroyées par le tsar à de hauts dignitaires de l'Etat - en partie aussi d'origine allemande - qui y fondèrent de grands domaines (surfaces de l'ordre de 1000 à 10.000 hectares chacune), au total environ 173000 desjatines⁵⁾. Ils faisaient souvent travailler leurs terres par des petits paysans russes “pour la moitié” ⁶⁾.

Les autorités russes ont mené l'installation des émigrés allemands en Bessarabie de manière planifiée. En 1814, les trois premières colonies ont été fondées : Tarutino, Borodino, Krasna. Dans le cadre de la colonisation russe d'Etat, 24 villages d'émigrés allemands, appelés colonies mères⁷⁾, ont été créés dans le Boudjak. 23 localités avaient des habitants de confession protestante, une localité (Krasna) des habitants catholiques⁸⁾1842 Familles originaires des colonies de Cherson 10 Paris1816 Colons de Varsovie 11 Frerechampenoise I
(Alt-Elft)1816 Colons de Varsovie Frerechampenoise II
(Neu-Elft)1825 Colons de Varsovie de partage
de Frère Champenoise I 12 Teplice1817 En provenance du Wurtemberg, la surface était destinée aux
Colons de Varsovie prévus Dennewitz1834 Transférés des colonies de la Bérézina,
Kulm, Tarutino et Wittenberg ;
Terres du district de Teplice 13 Vallée de la Paix1834 Colons de Varsovie 14 Alt-Arzis1816 Colons de Varsovie Neu-Arzis1824 Colons de Varsovie de la division
de Vieux-Arzis 15 Brienne1816 Colons de Varsovie Plotzk1836 Colons de Varsovie
Terres de la commune de Brienne
Colons wurtembergeois-bavarois A 1 Sarata1822 Pendentif Lindl du Wurtemberg A 2 Gnadental1830 Pendentif Lindl du Wurtemberg A 3 Lichtental1834 Pendentif Lindl du Wurtemberg

Fig. 5 : Les terres coloniales des Allemands en Bessarabie - situation en 1827 (croquis d'après la copie de la carte originale).
Les lignes en pointillés indiquent les limites territoriales entre les colonies allemandes.

Au total, près de 11000 personnes((D'après les calculs de H. Häfner dans Lebensraum Bessarabia, Heimatkalender der Bessarabiadeutschen 1983 p. 56/57)) émigrèrent en Bessarabie entre le début de l'implantation (1814) et la fin des activités de colonisation de l'Etat en 1842. Dans les premières années, ils venaient surtout du duché de Varsovie, l'actuel centre et nord-ouest de la Pologne, en partie aussi de Prusse occidentale et des régions voisines (environ 9800 personnes) ; plus tard, des familles arrivèrent directement du sud de l'Allemagne. Une petite partie des émigrés du sud-ouest de l'Allemagne arrivés quelques années plus tôt dans la région de Kherson, au sud de la Russie (près d'Odessa), a également poursuivi sa migration vers la Bessarabie.

Avec la fondation de la dernière colonie mère (Hoffnungstal), la colonisation russe d'Etat prit fin en 1842 ; l'arrivée d'émigrants d'Allemagne s'arrêta. Peu de temps après, les terres arables des 24 colonies mères étant devenues rares en raison de l'augmentation de la population, une colonisation intérieure a été mise en place par l'activité de colonisation privée des Allemands de Bessarabie vivant déjà dans le pays. Ils achetèrent ou louèrent des terres à de grands propriétaires terriens russes et fondèrent de nouveaux villages, appelés colonies filles ; jusqu'en 1914, environ 125 colonies filles (y compris des fermes et des hameaux) furent construites.

Après 1920, 15 villages dits “hectares” ont été créés suite à la réforme agraire roumaine (1918-1921). Ces villages se sont développés sur des terres qui ont été confisquées aux grands propriétaires terriens possédant plus de 100 hectares de terres et distribuées aux sans-terre, qui ont reçu chacun environ 6 hectares.

Comme la colonisation de la Bessarabie était le dernier maillon de l'installation des Allemands en Russie, les expériences antérieures du gouvernement ont été prises en compte dans les conditions d'installation des nouveaux colons.

Les privilèges les plus importants (voir l'appel du tsar du 29 novembre 1813) étaient l'exemption de toutes les charges et taxes pendant dix ans, l'exemption du service militaire et la liberté de religion. Les colons ont également obtenu le droit de s'autogérer et de créer des écoles. Chaque famille s'est vu promettre 60 desjatines (un peu plus de 65 ha) de terre et les matériaux nécessaires à la construction d'une maison de couronne (maison de colonisation provisoire payée par la couronne russe). Contrairement aux paysans russes, les colons n'étaient pas des serfs, mais des hommes libres.

Les privilèges promis aux colons se reflètent dans les règles d'administration édictées par le gouvernement. L'“Instruction sur l'aménagement intérieur et l'administration des colonies étrangères de la Nouvelle-Russie”, introduite vers 1800, fut étendue aux colonies bessarabes. Ces dispositions sont restées en vigueur, avec des modifications mineures, jusqu'à la dissolution du statut de colon en 1871⁹⁾.

En ce qui concerne la propriété foncière et la Règlement foncier les dispositions suivantes ont été d'une importance décisive pour le développement ultérieur des colons (voir ch. 4.2. Droit de propriété foncière et droit de succession en Bessarabie) :

• Toutes les terres attribuées aux colons pour leur installation, “les terres de la couronne”, leur ont été cédées en tant que propriété inviolable et héréditaire pour l'éternité, non pas en tant que propriété personnelle, mais en tant que bien commun de chaque colonie (commune).
• En règle générale, c'est le fils cadet (minorat) qui héritait des parts de terre attribuées par la couronne. Cette règle d'héritage ne s'appliquait qu'aux terres de la couronne.

Les colons bessarabes étaient soumis à l'impôt de l'État. Après l'expiration des années de franchise, des impôts et des taxes étaient dus (voir ch. 4.10. Impôts, taxes. Prestations en nature).

Les dispositions relatives à l'autogestion constituaient un élément important du statut des colons. L'organe décisionnel était l'assemblée communale. Elle élisait l'écolier du village et deux assesseurs. Les communes rurales étaient regroupées en districts de colons avec un bureau de district formé par l'écolier en chef et deux assesseurs. L'instance de surveillance étatique, qui ne dépendait pas de l'administration interne de l'empire tsariste mais directement de la couronne, était jusqu'en 1871 le comité d'assistance. ⇒ Voir ch. 4.8. l'administration

Les particularités qui concernaient l'église et l'école sont également intéressantes. Le libre exercice de la religion était garanti aux colons ; l'enseignement était étroitement lié à l'Eglise. Les communes étaient responsables de ces écoles ; elles devaient en assumer seules les coûts. ⇒ Voir ch. 5. église, culture, école et associations

Bien que les colons allemands aient justement beaucoup contribué à la modernisation de la Bessarabie, ils ont subi des pressions politiques dans la seconde moitié du XIXe siècle. La position privilégiée des colons était une épine dans le pied de nombreux Russes. Ce front n'a cessé de croître jusqu'à ce que les privilèges autrefois promis soient retirés dans le cadre d'un nationalisme slave naissant (voir ch. 2.3. Les changements à partir de la seconde moitié du XIXe siècle (vers 1860-1918)).

Le statut de colon fut supprimé en 1871 et les colonies furent soumises aux institutions générales de l'Etat. A partir de cette date, les colons allemands sont devenus des sujets russes ordinaires et, à partir de 1918, des sujets roumains.

L'introduction d'un service militaire de plusieurs années à partir de 1874 et la pénurie de terres ont entraîné l'émigration de nombreux colons, notamment vers l'Amérique du Nord, le Brésil, l'Argentine. Dans les années qui suivirent 1880, l'autonomie des Allemands devint de plus en plus difficile. Finalement, la Bessarabie tomba sous la domination roumaine dans les troubles de la Révolution russe d'octobre (voir ch. 2.4. Appartenance à la Roumanie et à l'Union soviétique (1918-1940)).

En raison de la répartition des intérêts entre l'Union soviétique et le Reich allemand, les Allemands de Bessarabie quittèrent le pays à l'automne 1940 (cf. ch. 2.5.1. Le déplacement de population). La phase de colonisation allemande en Bessarabie prit ainsi fin après une période d'implantation de 126 ans (de 1814 à 1940).